« Et Hans Castorp vit ce qu’il avait dû s’attendre à voir, mais ce qui, en somme, n’est pas fait pour être vu par l’homme, et ce qu’il n’avait jamais pensé qu’il fût appelé à voir ; il regarda dans sa propre tombe. » - Thomas Mann, La Montagne magique (1931)
Lorsqu’en octobre 2021, Angelo M. Farro nous adresse un bref message nous invitant à écouter ce qui l’a occupé pendant un an et demi, notre surprise est de taille. Il faut dire que cela fait quatre ans que je lui ai proposé d’écouter ce qu’il fabrique dans son studio romain. Mais cela fait quatre ans que depuis notre rencontre, « Angelo le compositeur » s’efface invariablement derrière « Angelo l’assistant ». Il faut dire que c’est en ces termes que lui et moi avons d’abord sympathisé : Angelo M. Farro n’est autre que le précieux assistant et collaborateur d’Alvin Curran, aux archives duquel je consacre des recherches depuis 2017. Aussi, et en dépit de semaines de travail passées dans le studio d’Angelo au milieu de sa collection d’instruments, pas la moindre bribe de musique qu’il aurait pu composer n’est jamais parvenue à mes oreilles. Seuls trois morceaux étaient alors trouvables mais leur date de mise en ligne incitait à penser qu’il s’agissait là d’études anciennes sans doute peu représentatives de ce qu’il était alors susceptible d’écrire. Aucune publication officielle n’étant par ailleurs référencée, la musique d’Angelo, discrète jusqu’au silence, ne pouvait être qu’imaginée.
À la surprise initiale s’est néanmoins très vite substitué un certain vertige. C’est que derrière la simplicité apparente de ces quelques mots d’introduction se trouve une authentique œuvre majuscule. Dense et généreux, The Night of the Electric Insects est d’abord mû par une foi authentique dans le pouvoir transformateur de la musique et dans les outils mobilisables par elle pour développer une pensée critique. C’est aussi un disque inquiet, ferraillant contre les dérives fascisantes du capitalisme tardif et sa fascination suicidaire pour la technologie, nourri par la lecture du Réalisme capitaliste de Mark Fisher comme de L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders. Un disque de colère donc mais encore un disque positivement politique, en ce qu’il veille non seulement à se déprendre des modes de production auquel l’invite le capitalisme mais aussi à utiliser les armes de son propre ennemi pour repolitiser des questions qui se donnent l’apparence de la simple technique (The Order of Ideology). Il n’y a qu’à penser à l’usage stimulant qu’Angelo M. Farro fait sur le disque d’un petit récepteur pour rayonnement électromagnétique qui donne à entendre, tel un Hans Castorp découvrant le squelette de sa main droite au cours d’un examen radiologique, les spectres de technologies désespérément muettes dont on aime quotidiennement à s’entourer sans jamais chercher à les percer (Clock Osc Part 1 & 2, Kernel Osc ou Ghost Box). Ne boudons pas notre plaisir : Angelo M. Farro s’est rendu coupable d’un disque passionnant.
Mais revenons au point de départ. Il pourrait sembler hasardeux de chercher à élucider un disque en examinant la durée de chacune de ses pistes. Et pourtant, le minutage des onze morceaux de The Night of the Electric Insects pourrait bien dire quelque chose de précieux de ce que son auteur a entrepris de faire. Équitablement distribué entre formes brèves (autour de deux minutes) et longues (excédant les six minutes), l’album semble osciller entre deux registres d’écriture : des pièces percutantes et efficaces se déployant autour d’idées simples et claires, et des compositions recourant à des opérations de montage nettement plus complexes. En vérité, l’hypothèse n’est pas si hardie pour un disque qui tire à l’évidence son nom du premier et du dernier et 13ème mouvement de Black Angels, le quatuor à cordes de George Crumb (1929-2022), grand adepte de numérologie s’il en est, et figure importante pour notre compositeur romain. Et c’est sans surprise que l’on découvre que les morceaux qui ouvrent et ferment The Night of the Electric Insects (Hail Mary et Silver Music, d’une durée respective de 2:55 et 7:05) sont précisément les deux pièces à partir desquelles l’ensemble de l’album s’est écrit, tel un Janus bifrons. Façon de rappeler que le disque, loin de s’être construit sur une opposition binaire, est de part en part mis en tension par une seule et même idée de composition : celle consistant à chercher en chaque pièce le point d’équilibre entre forme et écriture. Avec pour intuition que plus l’écriture d’un morceau est indéterminée, plus sa structure doit être simple, de façon à ce qu’il puisse accueillir en son sein toutes sortes de paradoxes. « Si on adjoint un quatuor à cordes de Mozart à un disque des Ramones, ça en est fini du punk et de la musique classique : on obtient une troisième chose. Ce que j’essaie pour ma part de trouver, c’est une forme musicale suffisamment robuste pour qu’elle puisse absorber n’importe quel matériau, sans changer de nature ».
Et ce que Angelo M. Farro cherche, il le trouve assurément par un usage extensif de l’échantillonnage. Les samples, envisagés comme des structures gestaltiques, sont utilisés sans risque aucun de fausse note : ils deviennent simplement musique. On ne compte plus les sources prélevées, escamotées, citées, ou manipulées qui émaillent le disque : L’île aux morts de Rachmaninov, le 7ème quatuor à cordes de Chostakovitch, les rues de Venise vidée de sa population, la voix, reconnaissable entre toutes, de Mark Fisher, comme de nombreuses autres captées sur les ondes radio du monde entier (de Sikh Net à Weather Office Honolulu, sorte de clin d’œil involontaire à la Musique climatique de Costin Miereanu). Il est certes vain de chercher à débusquer l’intégralité des samples mobilisés mais on peut repérer une typologie d’usages : les paroles échantillonnées le sont ainsi parfois pour leur simple performativité ou leur pure musicalité (sans qu’aucun effet de sens ne soit recherché) ; d’autres fois, la discordance semble recherchée, et elles intègrent le disque à raison de leur intelligibilité, de leur étrangeté ou de leur sectarisme (on pensera alors au Christian Zeal and Activity de John Adams).
Qu’Angelo M. Farro enseigne la composition de musiques de film pourrait laisser penser qu’avec The Night of the Electric Insects il signe une musique cinématographique à souhait. Et pourtant, si le disque se distingue par une capacité rare d’évocation, c’est bien une prolifération d’images fixes et saisissantes du monde d’aujourd’hui, comme en autant de fenêtres d’ordinateur, que génère cette musique. La question est de savoir ce qui nous aimante, tel Hans Castorp, dans cette lugubre radiographie.
Maxime Guitton
credits
released November 25, 2022
Music composed and realized by Angelo Maria Farro
Drums and percussion: Ivan Macera
Filed recording on "Sikh Net" and "The Order of Ideology": Eric Guerrino Nardin
Mix and mastering: Mattia Marcelli at Absonant Studios
Angelo M. Farro (1984) is a composer and sound artist ranging from audio/video installations to music for
film.
Assistant and collaborator of Alvin Curran, professor in Electronic Music and Cinema at the filmscoring laboratory courses of the Centro Sperimentale di Cinematografia in Rome headquarter....more
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